

Automatisation, organisation, verticales métier : la stratégie derrière MoTech et CK
Valentin Tonti-Bernard reçoit Laura Bellaiche, fondatrice du cabinet Motec et désormais associée du cabinet CK, pour une conversation dense, concrète et très humaine sur le business, la tech, la culture d’entreprise et la manière de s’amuser dans un métier réputé ultra-technique.
Derrière les chiffres, les automatisations et les lettres de mission qui partent toutes seules, il y a une trajectoire : celle d’une experte-comptable qui a refusé de subir son environnement pour construire un cabinet à son image, puis rejoindre une structure plus grande sans renoncer à ses valeurs.
Avant de devenir experte-comptable, Laura commence par… le droit. Rapidement, elle comprend que le « tout juridique » ne lui correspond pas vraiment. Elle bascule alors vers un cursus DCG / DSCG plus proche de la réalité des entreprises et commence sa carrière en alternance dans un cabinet de taille humaine.
Nous sommes au milieu des années 2010, à un moment où la « digitalisation » commence à entrer dans le vocabulaire du métier. Les outils évoluent, les clients aussi, mais toutes les structures ne suivent pas le mouvement au même rythme. Laura, elle, sent très vite qu’elle a besoin d’un environnement plus orienté business, tech et développement.
C’est ce qui l’amène à rejoindre la Compagnie Fiduciaire en 2016. Pendant près de sept ans, elle y enchaîne les responsabilités : collaboratrice, chef de mission, directrice de mission, directrice adjointe de site. Elle entre progressivement dans le cercle des profils identifiés pour l’association, avec la perspective d’accéder à la signature et au statut d’associée.
Au-delà de la progression hiérarchique, cette période lui permet de toucher du doigt la réalité d’un grand groupe : la force de frappe commerciale, la puissance de la marque, mais aussi la lenteur inhérente aux décisions structurantes, notamment en matière d’outils et d’organisation.
Ce qui frappe chez Laura, c’est la lucidité avec laquelle elle décrit le « partner track ». Pour elle, un expert-comptable, c’est trois choses : apporter du business, être techniquement solide et savoir gérer des équipes. Problème : dans la formation initiale, on ne travaille vraiment que la technique. Le commercial et le management, eux, s’apprennent sur le tas.
La logique de la Compagnie Fiduciaire reste cependant très méritocratique : progression au mérite, accompagnement, responsabilités croissantes. La question de l’association finit par se poser naturellement, presque par évidence, après plusieurs années de collaboration et de confiance réciproque.
Mais au moment de se projeter, Laura fait ce qu’elle sait faire de mieux : elle ouvre un fichier Excel. Elle modélise sa capacité à développer du business, observe la vitesse à laquelle elle signe des clients et commence à comparer deux scénarios très concrets. D’un côté, l’association dans un groupe très structuré, avec ses règles, sa répartition du capital, ses modes de décision à plusieurs dizaines d’associés. De l’autre, la création de son propre cabinet, avec un développement qu’elle sent capable d’assumer en solo.
La question cesse alors d’être théorique. Financièrement, l’équation plaide de plus en plus en faveur de l’indépendance. S’ajoute à cela une dimension de valeurs et de gouvernance : entrer comme « 42e associé » dans un groupe déjà très installé ne ressemble plus autant à ce qu’elle souhaite pour la suite de sa carrière.
La séparation se fait pourtant en très bons termes. Laura le répète : elle garde beaucoup de respect pour les personnes qui lui ont fait confiance et lui ont permis de grandir. Mais sur le plan stratégique, le chemin qu’elle veut suivre n’est plus le même.
De cette réflexion naît Motec, un cabinet pensé dès le départ comme un mélange assumé de modernité et de technique. Le nom n’est pas un hasard : l’idée est de marier un haut niveau d’expertise comptable avec une vraie culture tech, orientée outils et automatisation.
Laura ne se lance pas seule. Elle s’associe avec Mickaël, un profil non expert-comptable mais spécialiste de l’automatisation de la data financière et des reportings, passé par de grosses structures. Depuis dix ans, ils évoquaient régulièrement l’idée de créer un cabinet ensemble, comme beaucoup de gens rêvent d’ouvrir un bar à 20 ans. La différence, c’est qu’ils le font vraiment.
Le pacte de départ est simple. À lui la modernité et la tech, à elle la technique et la relation client. Ensemble, ils construisent un cabinet dont la promesse tient en quelques mots : réduire drastiquement le temps passé sur des tâches à faible valeur ajoutée pour libérer du temps pour le conseil.
Les premiers chiffres montrent que le pari fonctionne. Première année d’exercice, sans reprise de portefeuille : 137 000 euros de chiffre d’affaires. Deuxième année : x2, autour de 270 000 euros, alors même que Laura accueille son deuxième enfant. L’association joue ici un rôle clé : pendant son absence, Mickaël tient la structure, garantit la continuité et préserve la dynamique.
Ce que Laura raconte avec beaucoup de franchise, c’est à quel point l’apprentissage du business a été un deuxième diplôme à passer. Elle le formule à travers une phrase qu’un ancien associé lui a donnée : « D’abord tu as le permis, ensuite tu apprends à conduire. »
Le permis, c’est le diplôme d’expert-comptable. Le jour où on l’obtient, rien ne change vraiment : le soleil se lève de la même façon, l’entourage est identique. Mais tout à coup, le prisme doit changer. Il ne s’agit plus seulement de résoudre des problèmes que d’autres ont apportés, mais d’apprendre à voir, dans chaque interaction, une opportunité potentielle de développement.
Au début, comme beaucoup, Laura fait toutes les erreurs classiques. Conseil gratuit pendant des heures, absence de qualification, difficulté à cadrer le temps passé, tendance à mobiliser des équipes sur des dossiers pas encore signés. Le réflexe du manager – on résout, on aide, on délivre – prend le dessus sur la logique commerciale.
La discussion avec Valentin fait émerger une tension intéressante. Lui défend une approche très généreuse du conseil : donner, parfois longuement, en acceptant que le retour se fasse à deux ou trois ans. Créer une forme de dette morale, bâtir une réputation sur la qualité de ce que l’on offre gratuitement. Laura, elle, insiste sur la nécessité de structurer, de choisir à qui on donne du temps, de ne pas faire travailler ses équipes sans visibilité.
Au fond, les deux convergent sur un point : il ne s’agit pas de renoncer à la générosité, mais de lui donner un cadre. La différence se joue dans la qualification, la capacité à dire oui ou non, et le moment où la relation bascule dans une logique contractuelle.
Parce qu’elle s’est associée à un profil très tech, Laura est souvent ramenée à l’image du cabinet « ultra outillé » qui développe ses propres solutions. Elle prend soin de nuancer cette vision.
D’abord, elle rappelle que développer un logiciel métier est un autre métier. Cela demande du cash, une équipe dédiée, une capacité à maintenir et faire évoluer la solution dans le temps. Même des acteurs très structurés peinent parfois à tenir cet engagement sur leurs outils internes.
Ensuite, elle insiste sur un principe : la partie tech doit rester au service de cas d’usage bien identifiés. L’objectif n’est pas de devenir éditeur, mais d’apporter des réponses ciblées aux irritants du quotidien.
Elle donne un exemple parlant : les lettres de mission. Chez Motec, Laura remplit un simple formulaire pendant l’appel avec le prospect. Les informations sont automatiquement injectées dans un modèle de lettre de mission, générée et envoyée quasi instantanément. Rien de révolutionnaire en soi, mais un gain de temps énorme, et surtout un alignement parfait avec sa vision : concentrer son temps sur l’échange, le conseil, la pédagogie.
Son monde idéal ? Un cabinet qui tournerait sans elle. Son temps à elle serait intégralement consacré aux clients, à la relation humaine, à la création de valeur. L’automatisation n’est alors plus un gadget, mais le prolongement de cette ambition.
Sur LinkedIn, Laura communique beaucoup. Son contenu est orienté vers les freelances, les indépendants, les entrepreneurs. De l’extérieur, on pourrait croire qu’elle vise le même marché que les plateformes de compta en ligne. Mais dans les faits, c’est presque l’inverse.
Ce qu’elle attire, ce sont surtout les déçus de ces plateformes : ceux qui ont testé des solutions ultra-industrialisées, souvent très compétitives en prix, mais qui n’y trouvent ni conseil, ni accompagnement, ni pédagogie. À cela s’ajoute une clientèle de TPE / PME captée par la recommandation, qui reste son premier canal d’acquisition.
En analysant son portefeuille, Laura voit ressortir une catégorie de clients de plus en plus présente : les organismes de formation, les coachs, les formateurs. Ces clients parlent d’éducation, de transformation, d’accompagnement des autres. Ils ont des problématiques spécifiques (certifications, normes, administration), mais surtout une sensibilité forte au sens et à la transmission. Et ça résonne parfaitement avec ses convictions personnelles.
Elle décide alors d’assumer cette spécialisation, jusqu’à faire évoluer sa communication. Cette clientèle, très recommandatrice, devient un axe central de développement. Et surtout, elle permet de relier son métier de comptable à un sujet qui lui tient à cœur : contribuer, à sa manière, au monde de l’éducation.
C’est l’un des temps forts de l’épisode : Laura annonce qu’elle devient associée du cabinet CK, une structure d’environ 130 collaborateurs qui fonctionne par verticales de spécialisation.
Pour quelqu’un qui disait ne pas vouloir se réassocier ailleurs que dans son ancienne maison, le mouvement peut surprendre. Mais pour elle, CK coche les cases que les autres ne remplissaient pas toutes en même temps.
Elle y trouve des associés qui partagent son approche business, son rapport à la modernité, son envie de ne pas se cacher derrière des costumes et des codes figés. Elle y voit une équipe engagée, une vraie marque interne, une capacité à embarquer les collaborateurs dans un projet collectif. Les séminaires ne sont pas que des événements vitrines : ils révèlent une culture vécue.
Laura rejoint CK pour y porter notamment la verticale formation, mais aussi pour continuer à travailler sur des sujets d’innovation et d’entreprises tech. Son ambition à cinq ans est claire : un CK plus développé, plus spécialisé, mais toujours aussi aligné sur ses valeurs d’origine.
Au fil de la discussion, un thème revient sans cesse : la culture. Laura cite une phrase qui l’a marquée : une culture, c’est radical. Choisir une valeur, c’est accepter de rejeter son opposé.
En pratique, cela signifie qu’un cabinet qui se revendique « moderne » ne peut pas accepter, sans incohérence, des clients qui veulent envoyer des classeurs papier toutes les semaines ou travailler comme il y a trente ans. Assumer ses valeurs peut coûter du chiffre d’affaires. Refuser certains dossiers, certaines manières de travailler, certaines formes de relation fait partie du positionnement.
Pour Laura, le rôle du dirigeant n’est pas seulement de prendre des décisions dans un bureau, mais de marteler ces valeurs, de les incarner, de s’assurer qu’elles descendent jusqu’à la première ligne, là où se fait la production. La tech, les process, les automatisations ne sont que des leviers au service de cette culture.
La phrase qui pourrait résumer sa vision est simple : « Notre savoir technique ne sert à rien si on n’est pas capables de le transmettre. » Elle croit profondément en la vulgarisation, en l’accessibilité des concepts comptables et fiscaux, en la capacité à traduire un langage technique en décisions concrètes pour les entrepreneurs.
Elle s’adresse à une audience composée en grande partie d’experts-comptables, d’avocats, de notaires, d’entrepreneurs. Son message, au fond, est le même pour tous : nous sommes des professionnels du chiffre et du droit, mais nous sommes aussi des passeurs. Si notre expertise reste enfermée dans des bilans, des liasses ou des conclusions, elle perd une grande partie de sa valeur.
Et elle ajoute un dernier élément, qui donne le ton de tout l’épisode : « On est là pour s’amuser. » Non pas au sens de prendre les sujets à la légère, mais au sens de trouver de la joie dans le fait d’entreprendre, de construire une équipe, d’accompagner des clients, de tester des idées, de se spécialiser, de se tromper parfois et de recommencer.
Ce que cet épisode raconte, au-delà d’un parcours individuel, c’est la possibilité d’exercer l’expertise comptable autrement : plus moderne, plus assumée, plus culturelle et plus joyeuse.
Bonne écoute.


