
Depuis plusieurs mois, un discours traverse la profession comptable :
« Le marché décline, les cabinets indépendants sont condamnés à disparaître, et il faut vendre avant qu’il ne soit trop tard. »
Ce message, répété dans les conférences, les articles de presse spécialisés et les échanges entre dirigeants, s’est progressivement transformé en vérité partagée. Pourtant, derrière cette apparente évidence se cache un phénomène plus subtil : l’influence narrative de marché.
Traditionnellement, on analyse un marché à travers ses chiffres : croissance, marges, concentration, rentabilité. Mais dans les secteurs composés majoritairement d’acteurs indépendants, la psychologie collective devient un facteur de régulation aussi puissant que l’économie elle-même. Autrement dit, la manière dont les acteurs perçoivent la situation influence leurs décisions, et ces décisions, cumulées, finissent par modifier la réalité du marché.
C’est précisément ce qui se joue aujourd’hui dans l’expertise comptable. De puissants acteurs — fonds d’investissement, consolidateurs, plateformes de cession — ont compris que dans un environnement fragmenté et anxieux, le levier narratif pouvait être plus efficace que le levier financier. Plutôt que de manipuler directement les prix, ils orientent les représentations collectives. En diffusant un récit anxiogène, ils créent un sentiment d’urgence qui pousse les dirigeants à agir dans la précipitation : se renseigner, faire évaluer leur cabinet, envisager une cession, voire entamer des discussions avant même d’avoir une stratégie.
Ce phénomène, appelé market narrative shaping, consiste à influencer la perception d’un marché par la diffusion répétée d’un récit collectif. Il ne s’agit pas d’un mensonge, mais d’une mise en récit sélective du réel : certaines tendances sont amplifiées, d’autres sont occultées, et le tout compose une histoire suffisamment crédible pour orienter les décisions à grande échelle. Dans le cas présent, le récit dominant raconte la fin d’un modèle, la perte de valeur et la concentration inévitable.
Pour comprendre pourquoi ce récit fonctionne si bien, il faut s’intéresser aux mécanismes psychologiques qu’il active chez les dirigeants de cabinets. Le marché comptable est composé à plus de 90 % de structures indépendantes, souvent de petite taille, dirigées par un ou deux associés. Ces dirigeants, très impliqués dans la production et rarement exposés à des données macroéconomiques, se fient davantage à la perception collective qu’à la mesure objective du marché.
Ce mécanisme est d’autant plus puissant qu’il est relayé par des acteurs perçus comme légitimes : grands cabinets, médias professionnels, associations, voire institutions. Dans un univers où la validation sociale est essentielle, la répétition devient preuve. Plus un message circule, plus il paraît vrai. C’est ainsi que naissent les récits dominants : non par la force des chiffres, mais par la fréquence des mots.
Si l’on s’éloigne du bruit narratif pour revenir à la donnée, un constat s’impose : le marché de l’expertise comptable ne décline pas, il se transforme.
Les chiffres sont clairs : en 2025, il représente près de 23,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, avec une croissance annuelle moyenne de 3 % depuis cinq ans. L’automatisation et la digitalisation n’ont pas détruit la valeur du secteur ; elles ont simplement déplacé la frontière entre production et conseil.
Les cabinets qui ont su se repositionner sur la donnée, la performance et la stratégie d’entreprise enregistrent des marges supérieures à la moyenne. Le besoin d’accompagnement en pilotage, fiscalité, stratégie RH ou consolidation n’a jamais été aussi fort. Ce n’est donc pas une crise de la demande, mais une crise de modèle : certains cabinets n’ont pas encore adapté leur structure et leurs offres à la nouvelle nature des attentes clients.
Ce contraste entre perception et réalité peut se résumer ainsi :
Croissance & Stratégie | CRM & Pilotage commercial | Optimiser et piloter son cabinet
Thème | Récit dominant | Données réelles |
---|---|---|
État du marché | Le secteur est en déclin. | 23,5 milliards d’euros de CA, croissance annuelle moyenne de +3 %. |
Automatisation | L’IA détruit la valeur et remplace les comptables. | L’automatisation déplace la valeur vers le conseil, la data et la performance. |
Indépendants | Les petits cabinets vont disparaître. | Les cabinets qui se repositionnent sur le conseil affichent des marges supérieures à la moyenne. |
Valorisation | Les cabinets perdent de la valeur. | Les valorisations chutent artificiellement sous l’effet de la peur, ouvrant des opportunités pour les acheteurs. |
La peur du déclin sert donc des intérêts précis. En créant un climat d’urgence, les consolidateurs rachètent des structures à des valorisations modérées. Ils ne mentent pas sur la transformation du marché, mais la racontent d’une manière qui rend leur propre stratégie plus avantageuse. Il ne s’agit pas d’une perte de valeur globale, mais d’une captation de valeur : ceux qui contrôlent le récit orientent la perception, et donc les prix.
On observe ainsi un paradoxe : alors que la demande en accompagnement comptable et en conseil augmente, le discours dominant incite les indépendants à se retirer. Le marché n’est pas en contraction, il est en recomposition. Et dans toutes les recompositions, ceux qui gardent la tête froide bénéficient d’un effet de levier considérable.
Pour un expert-comptable, comprendre ces mécanismes n’est pas un exercice intellectuel : c’est une condition de survie stratégique. Tant que le récit dominant restera celui du déclin, la profession restera sous influence. Reprendre la main suppose de reconstruire un contre-récit fondé sur la donnée, la stratégie et la confiance.
La première étape consiste à restaurer la réalité des chiffres.
Les experts-comptables disposent d’une masse d’informations unique sur la santé économique du pays. Ils peuvent documenter, mieux que quiconque, les tendances réelles du secteur : marges, rentabilité, évolution des missions, besoins clients. Produire, partager et valoriser ces données permet de reprendre la main sur la narration. Tant que la profession ne produira pas elle-même sa propre vision chiffrée, d’autres continueront à le faire à sa place.
Quelques pistes concrètes :
Le second levier est d’ordre culturel. La profession a trop souvent tendance à commenter la peur au lieu de construire la perspective.
Changer de posture, c’est adopter un discours orienté vers le futur, la transformation, l’innovation. C’est dire non pas « le marché s’effondre », mais « le marché s’élargit et change de nature ». C’est aussi valoriser les réussites qui existent déjà : les cabinets qui ont su investir dans le digital, les données, le pilotage, ou encore dans des offres de conseil à forte valeur ajoutée.
Quelques lignes directrices :
Changer le récit ne signifie pas nier la réalité des mutations, mais refuser d’en faire un récit de peur. L’enjeu est de transformer la perception du risque en perception d’opportunité.
Enfin, il s’agit de passer d’une logique de réaction à une logique d’action.
Si la concentration du marché est inévitable, mieux vaut la subir en position d’acheteur qu’en position de cédant. Rien n’empêche les experts-comptables de se regrouper, de créer des holdings, d’investir collectivement ou de bâtir leurs propres plateformes de consolidation. Ils disposent des compétences financières, juridiques et organisationnelles pour le faire. Ce n’est donc pas un problème de capacité, mais de posture.
Trois leviers stratégiques s’offrent à eux :
En d’autres termes, le pouvoir d’agir ne disparaît pas ; il se délègue à ceux qui osent construire.
Le marché de l’expertise comptable n’est pas en train de mourir : il est en train d’apprendre à penser autrement.
Ce qui est en jeu n’est pas la survie d’un modèle, mais la manière dont la profession accepte ou non de se laisser définir par les récits des autres.
Les récits de peur servent ceux qui rachètent. Les récits de vision servent ceux qui grandissent.
L’influence narrative est une arme invisible : elle n’impose rien par la force, mais agit par la répétition. Elle transforme la perception en vérité et la peur en norme.
Mais une profession qui comprend ces mécanismes peut reprendre la main sur sa trajectoire. Elle peut redevenir sujet de son histoire, au lieu d’en être l’objet.
L’avenir de la profession ne dépend donc pas uniquement de la technologie, de la réglementation ou du marché. Il dépend aussi de la capacité collective à produire un discours de puissance. À dire non pas « nous subissons », mais « nous construisons ».
À s’appuyer sur la donnée, non pour confirmer une peur, mais pour nourrir une vision.
Dans dix ans, on ne parlera pas des cabinets qui auront cédé par crainte, mais de ceux qui auront compris que la valeur d’un marché ne réside jamais dans les discours qui circulent, mais dans la capacité de ses acteurs à se projeter au-delà.
En définitive, la profession comptable ne souffre pas d’un manque de valeur, mais d’un manque de récit.
Et le véritable enjeu de la décennie n’est peut-être pas de vendre son cabinet, mais de réécrire son histoire.